Muhammad Hamidullah, une tour d’islam en France
Né à Hyderabad (Inde) et décédé en Floride (USA), Muhammad Hamidullah (1908 – 2002) a produit l’essentiel de son œuvre à Paris (France). Pendant cinquante ans, il vécut là où autrefois vécut le poète Lamartine (1790 – 1869) près de la Seine, le fleuve Musi dans le cœur. Douze ans après sa disparition, son héritage intellectuel de Hamidullah est en péril en France.
Pour moi, musulman de France, Muhammad Hamidullah est l’un des plus beaux cadeaux que Dieu nous ait fait au cours du siècle dernier. Il s’installa en France au bon moment, avec le bon profil porteur des projets dont notre communauté avait le plus besoin à cette époque.
Mais à son premier séjour en France, Hamidullah est un étudiant. Il a 27 ans et vient de passer deux années en Allemagne où il a soutenu une première thèse en 1933. Il s’était rendu en Angleterre pour soutenir une seconde thèse. Mais cela ne fut pas possible. C’est ainsi que, par défaut, il se rabat sur Paris où, en un an, il boucle sa thèse à la Sorbonne en 1935.
Cette Europe des années 1930 est un continent instable. En Allemagne, Hamidullah assiste à la montée du nazisme. Adolf Hitler est nommé chancelier en janvier 1933. En France, il assiste à la mobilisation du Front populaire dont l’esprit de solidarité caractérise notre système social encore aujourd’hui.
Par son histoire chrétienne, son expérience coloniale, et son passé révolutionnaire, la question religieuse soulève les passions en France. Le réformiste égyptien Muhammad Abduh (1849 – 1905), après son séjour en France en 1884, aurait déclaré : « En France, j’ai vu des musulmans mais je n’ai pas vu d’islam ; en Egypte, je vois l’islam mais pas des musulmans ». On peut penser qu’à son premier séjour français, Hamidullah a dû voir des musulmans sans islam. Mais une fois sa thèse soutenue, il rentre à Hyderabad où il enseigne à l’Université de l’Osmania. Il garde contact avec Paris comme correspondant, en Inde, de la Revue des études islamiques. Il assure le secrétariat du bureau de l’Alliance française d’Hyderabad.
En septembre 1948, Hamidullah a 40 ans quand Hyderabad est annexé par l’Inde. Peu avant cet événement, le Nizam d’Hyderabad envoie une délégation de cinq membres auprès du Conseil de sécurité des Nation-Unies pour défendre le cas d’Hyderabad. Ce conseil qui siégeait à New-York venait de s’installer à Paris. Hamidullah est de la partie, il retrouve la Seine, cette fois pour des raisons politiques, avec un mandat du septième Nizam.
La mission n’aboutira pas. Deux des délégués ne remettront plus les pieds à Hyderabad. L’un est Moin Nawaz Jung, ministre des Finances du Nizam, l’autre est Muhammad Hamidullah. Ils se rendent au Pakistan où Hamidullah est invité au comité de rédaction de la constitution. Mais Hamidullah préfère le débat scientifique aux débats politiques. Il démissionne et quitte le Pakistan avec son trop plein d’islam ; il s’installe à Paris où l’on manquait d’islam.
Un demi-siècle durant, Hamidullah consacre la totalité de son temps à la recherche scientifique et à l’enseignement de l’islam. Sans famille, il est de toutes les familles. Sans nationalité, il devient de toutes les nations. Sans parti pris il est de toutes les organisations. Pour la conférencière Malika Dif, 75 ans, convertie à l’islam il y a plus de trente ans : « Hamidullah est l’un des premiers savants, en France, à nous expliquer qu’on pouvait être parfaitement Français et parfaitement musulman ».
N’oublions pas qu’après la seconde guerre, la France est en chantiers. Les entreprises envoient des agents dans les colonies pour importer une main d’œuvre d’hommes, jeunes et célibataires dont beaucoup sont musulmans. Loin de chez eux, ils se regroupent par régions d’origine. Parmi eux point de savants en matière de religion.
De cette époque, ces communautés musulmanes coexistent sans se connaître, ni se fréquenter véritablement. Parfois, elles vont jusqu’à importer, en France, les rivalités qui opposent leurs pays d’origine. L’émergence d’un leadership musulman en France en devient un problème.
De plus, à partir des années 60, arrivent massivement les étudiants en provenance des colonies françaises. Ils sont l’élite des nouveaux pays bientôt indépendants. Ils ont les qualités académiques mais ils manquent de savoir religieux. Le colon a dû saper les références religieuses pour mieux installer sa domination sur les esprits. Les questions politiques, dans ces années 60, motivent plus que la question religieuse.
Pour ces jeunes étudiants, Hamidullah initie des conférences à la mosquée de Paris. Il n’a pas leur complexe de colonisés. Il travaille au CNRS et possède sur eux, une autorité à la fois scientifique et religieuse. Pour les travailleurs non qualifiés, peu instruits mais pieux, Hamidullah possède aussi la culture héritée d’un islam orthodoxe traditionnelle. N’étant pas Maghrébin, il est au-dessus de la compétition qui oppose les différentes communautés.
C’est ainsi qu’est né « le Professeur » Hamidullah. Un homme solidement debout, seul, comme une tour de science au milieu du tumulte qui agite l’islam de France. Il ira de mosquée en mosquée sans distinction, sans préjugés ethniques, sans considération partisane et libre des influences politiques. Il est reçu avec le même respect partout et les seuls vrais adversaires qu’il rencontre sont les groupes communistes très actifs dans ces années-là.
Dans les mosquées, Hamidullah était considéré comme une « parole libre et fiable ». Libre par rapport aux influences politiques et sociales, fiable en raison de sa maîtrise des sources musulmanes dans leur diversité et des sources non musulmanes aussi par son métier de chercheur au CNRS.
Au cours d’entretiens menés à l’université de l’Osmania (Hyderabad), pour la première fois, j’ai entendu des interlocuteurs parler de Hamidullah comme d’une personnalité politique de référence. Ses opinions sur la question d’Hyderabad, sur la création du Pakistan, sur la formation de l’Inde sont totalement inconnues du public français. Il n’en parlait jamais.
A l’époque, nous, étudiants musulmans, voyions Hamidullah comme une tour de garde d’islam en France. Et il se prêtait volontiers à ce jeu. L’avait-il décidé consciemment ? Un début de réponse est fourni par le Professeur Ihsan Süreyya Sırma qui a publié une partie de sa correspondance avec Hamidullah en Turc et en Français.
« Quand j’étais étudiant, dit-t-il, nous suivions des cours de grands maîtres orientalistes français au Collège de France. Hamidullah était aussi un professeur célèbre et il donnait aussi certains cours. Mais aux cours de ses collègues, il était présent dans la salle avec nous comme un étudiant. C’était surprenant de voir un professeur aussi assidu aux cours de ses collègues. Nous en parlions entre-nous, puis, un jour, nous lui avons posé la question. Professeur Hamidullah nous a expliqué qu’il n’avait pas besoin des cours de ses collègues. Mais qu’il connaissait les orientalistes : ils ont leurs qualités et leurs défauts. En sachant que Hamidullah est dans la salle, cela évitait à nos professeurs, les grands orientalistes, de verser dans leurs déformations idéologiques pour ne s’en tenir qu’au simple cadre académique. »
En mars 1954, Maurice Godefroy Demombynes, professeur au Collège de France et superviseur de Hamidullah écrit au directeur du CNRS à propos du travail de Hamidullah : « … il convient de se souvenir que l’auteur [Hamidullah] est un musulman croyant dont le point de vue est différent du nôtre, ses écrits sont, en tout cas, utiles pour maintenir et développer les relations entre l’Orient et l’Occident ».
Dans la même lettre, le Pr Demombynes précise : « La réelle érudition de Hamidullah et sa qualité de musulman le rendent particulièrement propre à faire, dans les bibliothèques du Proche Orient, des trouvailles intéressantes… »
En 1958, cela fait cinq années que Hamidullah est au CNRS comme assistant de recherche, le grade le plus bas de cette institution. Louis Massignon, le plus grand célèbre des orientalistes français, alors superviseur de Hamidullah, écrit à la direction : « ses trois mois de cours donnés annuellement à l’Université d’Istanbul, auxquels s’adjoignent des sondages dans les fonds MSS, les outils de recherche qu’il remanie et perfectionne pour nous tous, me font souhaiter qu’on ne tarde pas davantage à donner à M. Hamidullah sa promotion de chargé de recherche ; la vie ascétique d’ermite solitaire qu’il mène parmi nous depuis plus de cinq ans, ne devrait pas en dissuader le CNRS.» Suite à quoi, M. Hamidullah fut titularisé au grade de Chargé de recherches du CNRS.
Au cours de l’année 1962, dans la foulée du succès de sa traduction du Coran (1959), Hamidullah commença à organiser les étudiants qu’il réunissait chaque vendredi, après la prière, à la mosquée de Paris. Ils créèrent une association dont Hamidullah devint le parrain. Ils souhaitaient l’appeler « Association des étudiants musulmans en France ». Mais Hamidullah insista pour que ce soit « l’Association des étudiants islamiques en France », AEIF.
De 1963 à 1982, l’AEIF fut une pépinière de leaders de tout le monde musulman. On retrouve ces pionniers en Afrique Noire, au Maghreb mais aussi au Liban, en Turquie, en Syrie, en Afghanistan, etc…
Hamidullah a interdit les questions politiques pour consacrer l’AEIF aux seules questions religieuses. Cela a permis à ces étudiants de toute origine de travailler ensemble. Mais cela a fini par diviser l’AEIF dans les années 1980, où, après la révolution islamique en Iran, il est devenu impossible de séparer l’islam et la politique dans le débat intellectuel.
Pour le professeur Mohamed Rifki, qui a dirigé l’AEIF : « On venait à l’AEIF parce qu’on était déjà musulman, mais non seulement on y apprenait beaucoup sur l’islam, mais on apprenait d’autres choses sans rapport avec notre formation universitaire ». M. Rifki est aujourd’hui un haut responsable au Ministère des Habous et des affaires religieuses du Maroc.
Lorsque l’Ayatollah Khomeiny fut exilé en France, il y trouva un étudiant iranien, Bani Sadr, un dirigeant de l’AEIF qui devint son secrétaire. Bani Sadr quitta la France dans le même avion que Khomeiny et devint le premier président de la République islamique d’Iran. Mais ses idées démocratiques se heurtèrent au cercle des Mollahs, il démissionna et s’en retourna à Paris.
Ces membres de l’AEIF, autour de Hamidullah, étaient des étudiants de passage. Ce sont eux qui rassemblèrent les conférences régulières de leur maître et formèrent le manuscrit du célèbre « Initiation à l’islam », l’un des livres les plus populaires de Hamidullah en France.
Même s’ils furent souvent appelés à des fonctions d’Etat dans leur pays d’origine, Hamidullah est resté une référence stable pour nombre d’entre eux. Ces exemples sont nombreux en Turquie où l’on cite le Pr. Salih Tug, ancien doyen de la faculté de théologie d’Istanbul, ou Ekmeleddine Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la coopération islamique, comme des étudiants de Hamidullah.
Pour rester sur le cas français, il existait plusieurs traductions du Coran en français en 1959. Mais aucune de ces traductions n’était faite par un musulman, directement à partir du texte en Arabe. Un éditeur consulta Hamidullah à ce sujet. « Dès qu’il s’en alla, je traduisis mon premier verset du Coran » nous a expliqué Hamidullah. Lui qui n’était ni français, ni arabe fut le premier à accomplir ce travail en collaborant avec Michel Leturmy un ancien prêtre et traducteur professionnel. La qualité de ce travail est telle que, malgré le temps, il reste la référence incontournable même s’il exige une excellence connaissance de la langue française.
Dans la formation du Waqf, la création de centres culturels islamiques, le dialogue islamo-chrétien, la création de médias musulmans etc… Hamidullah sut inciter, encourager les musulmans de France par sa présence telle une tour de savoir qui éclaire tout le monde sans appartenir à personne.
Malgré son grand âge et la maladie, Muhamad Hamidullah a refusé toutes les propositions de prise en charge. Deux anciens membres de l’AEIF, Mariam Waldura et Ahmed Miske, dont il avait célébré le mariage quelques années auparavant, se sont quasiment imposés à lui, afin de lui apporter assistance et compagnie jusqu’à son départ aux Etats-Unis. Longtemps avant cela, il avait fait savoir à des amis qu’il souhaitait être enterré en France.
En plus de ses nombreux écrits, Hamidullah reste un conférencier captivant, fiable et constant sans aucun effet de rhétorique. Capable d’aborder des sujets complexes dans un langage simple. Il est aussi, un exemple de droiture et de service. Un grand homme de science qui prenait la peine de répondre personnellement à toutes ses lettres. En 1989, le facteur porta à l’AEIF, une lettre dont la seule adresse indiquée était : « Professeur Hamidullah, France ». La lettre venait de l’étranger !
Aujourd’hui, douze ans à peine après sa mort, Muhammad Hamidullah est déjà un illustre inconnu pour les jeunes générations de français. Ses travaux sont des classiques pour certains enseignants mais ils ne peuvent les étudier avec leurs élèves faute de réédition. Nombre de jeunes découvrent Hamidullah par l’Internet avec des photos mal adaptées car Hamidullah ne se laissait pas photographier sauf en cas de nécessité. Dans l’attente de cette réédition, une biographie de Hamidullah est désormais une urgence. Le collectif Hamidullah y travaille.
Il est plus qu’impératif de travailler le patrimoine intellectuel de l’islam en Occident, c’est un devoir collectif qui va nous permettre d’approfondir nos connaissances sur la question « comment vivre pleinement notre religion dans une société non musulmane » et de construire ensemble un avenir radieux pour tous les hommes.